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Monclar, des comédiens sous influences

Monclar, des comédiens sous influences.
A l’été 85, les Baladins en Agenais* jouent « L’Avare » de Molière, sur la place du village de Pujols, à quelques kilomètres de Villeneuve-sur-Lot.
Les tréteaux sont adossés contre le mur de l’église, Roger Louret (Harpagon), est perché tout en haut d!une échelle qui se fond dans la nuit, et seule sa tête grimée de blanc surgit de l!obscurité, telle une gargouille.
Je ne me doutais pas à ce moment-là, que ma mémoire allait imprimer et garder pour toujours ce spectacle, ces formes et ces lumières contrastées... surement dû au choc esthétique, émotionnel... L’écrivain Milan Kundera parle, lui, d’une zone dans le cerveau tout à fait spécifique qu'on pourrait appeler la mémoire poétique et qui enregistre ce qui nous a charmés, ce qui nous a émus, ce qui donne à notre vie sa beauté....
Pendant presque deux heures, on va rester scotché sur l’Avare, et aux saluts, le public restera debout pendant de longues minutes sous la pluie à applaudir les comédiens.
Les spectateurs sont aux anges, les enfants virevoltent autour de la place, les chiens jappent, les acteurs saluent, ils sont acclamés depuis les fenêtres des maisons environnantes, les flashs crépitent, les cloches sonnent, Harpagon, hirsute avec sa tête de gargouille trempée comme une soupe, descend de scène, se dirige vers moi pour me saluer; en fait, on est sur le tournage d’un film de Fellini, il ne manque que le sosie de la reine d’Angleterre et le Christ de l’église suspendu à un hélicoptère...
Dans les années qui vont suivre, j’aurais souvent l'occasion de suivre la troupe de Roger Louret, les comédiens vont sillonner la campagne, de village en village, de gymnase en salle des fêtes, je photographierais les répétitions, les couturières, les générales, les premières et les dernières. Ils jouent Molière, Goldoni, Marivaux, tous les soirs, et, dès qu’ils ont un jour de repos, ils s’entassent dans une Renault 12 beige et foncent se baigner nus dans l’océan, reviennent tard dans la nuit, du sable dans les oreilles et du bleu dans les yeux...
A l’Hiver 85, c’est à Monclar, bourgade perchée au sommet d’une butte, le cœur même du volcan, que Huguette Pommier, la « Reine mère », veille au grain dans son petit bistrot-cabaret, entre deux parties de belote et une daube aux pruneaux ; elle y a aménagé, derrière sa cuisine, un Théâtre de poche de 50 places, où, quand on y est bien « serrés comme des sardines » on peut y entrer à presque 70 personnes, et là, dans ce lieu magique, va défiler du théâtre et encore du théâtre, Bien plus tard dans la nuit, on pousse
les tables, on réunit quelques chaises devant le bar et le bistrot se transforme en cabaret;
On descendra de la colline au lever du jour, des chansons plein la tête.
Et ainsi de suite, jusqu’à la Nuit du théâtre 85 où le village de 800 âmes va s’étirer dans une longue nuit jusqu’à accueillir cinq ou six ou sept mille personnes, entre la mairie et le château d’eau...
A l’été 2022, je tombe sur une photo de la troupe qui circule sur Facebook, elle n’est pas signée, mais je la reconnais de suite ; je la situe et je connais le matériel utilisé, c’est un Leica M avec un 21mn, c’est une photo réalisée sans flash, avec une vitesse très basse, film argentique très contrasté ; l’explosion des cristaux d’halogénures d’argent, ce que l’on appelle « le grain », donne un sentiment d’authenticité, une esthétique du reportage. Ils sont tous là, assis autour de Roger Louret... C’est la fin de la tournée de l’Avare, certains jouent Tchekhov au Poche, les autres reviennent de Toulouse où ils ont joué « Les vacances brouillées » ...
J’avais entassé depuis plusieurs années dans d’énormes boites des milliers de films et de tirages divers et variés, et alors, comme hanté par cette image, je me suis mis à la rechercher jour après jour, j’ai fini par examiner tous les films à la loupe un par un, cela m’a pris plusieurs mois.
A l’hiver 2023, J’ai fini par mettre la main sur le film argentique de cette photographie réalisée il y a plus de trente-cinq ans, c’était l’avant dernier au fond de la caisse, une série où il y a 5 ou 6 clichés du groupe, pas plus, les autres étaient des photos d’ambiance dans le bar.
Je l’ai scannée, et vu l’image se « révéler » sur mon écran d’ordinateur, intacte, comme si je l’avais prise la veille, un pur instant de bonheur ; ce moment avait donc bien existé, une nuit d’automne 85 à Monclar, et je l’avais photographié.
J’ai continué mon travail d’inventaire, des visages, des sourires ont fait remonter en moi des émotions oubliées, je me suis souvenu face à ces regards, à ces instantanés, des notes de Roland Barthes sur la photographie dans son essai « La chambre claire », et comment ne pas y souscrire aujourd’hui en regardant ces photos-souvenirs : « Chaque fois que je regarde une photo, je pense, avec une certaine mélancolie, à cet instant unique, qui reste immobile. C'est cette certitude qui distingue la Photographie des autres systèmes de représentation, elle a la capacité de reproduire à l'infini ce qui n'a eu lieu qu’une fois.
Ce moment n’existera plus, mais il n’a pas disparu ».

D’où l’envie de réunir ces photographies et d’en faire un recueil, voire un livre, et pourquoi pas une exposition puisque l’occasion se présente, qui plus est à Villeneuve-sur-Lot...
Des mois et des mois à scanner, à réparer quelques films abimés, et me voilà avec des centaines de photos scannées.
Voici quelques-unes des « miraculées » du fin fond des tiroirs, tirées sur du papier Fine art exposition, les voilà encadrées, exposées sur les cimaises, « sacralisées » en fait comme des tableaux, et le noir et blanc dans son clair- obscur leur donne un aspect quasi-religieux, métaphysique, comme si on allait au-delà des apparences du réel, une immortalité joyeuse en somme. elles participent à notre mémoire collective et le temps semble suspendu.
C’est dans sa nature à la photographie de suspendre le temps...

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